Projeté en compétition officielle de la 72e édition du festival de Cannes, «Mektoub my love : intermezzo» d’Abdellatif Kechiche a suscité beaucoup de remous, voire une vague d’indignation. On a reproché à ce 7e long-métrage du réalisateur franco-tunisien d’être d’une longueur interminable 3h28 en tout (le film ayant été remonté, puisque sa durée initiale était de 4 heures).
On a, également, reproché à l’action de cet opus de se dérouler pratiquement dans un lieu unique (2h43 en boîte de nuit et une demi-heure sur la plage de Sète).
On a critiqué le réalisateur sur sa manière insistante de filmer les corps féminins, le traitant de «machiste» et de «misogyne».
Enfin, on a blâmé la vacuité du propos et de l’action : «un film où il ne se passe rien», la longue scène de sexe (13mn) a été qualifiée de «pornographique», «choquante» et nous en passons.
Bref, la critique française a tiré à boulets rouges sur ce 2e volet d’un triptyque à venir, contrairement au 1er volet «Mektoub my love: canto uno» qui a été encensé par cette même critique. Pourtant, il s’agit des mêmes personnages principaux, de la même atmosphère et esthétique cinématographique.
Mais aussi du même propos focalisé sur la jeunesse. Les journalistes et la critique ont, également, beaucoup insisté sur les spectateurs qui ont quitté la salle, mais surtout de l’actrice principale interprète de la scène érotique, Ophélie Bau, qui a quitté la projection officielle avant la fin du film. Cela outre son absence à la séance de «Photo-call» et à la conférence de presse du film.
Où, justement, le réalisateur a clashé un journaliste de l’AFP qui l’a interrogé sur les raisons de l’absence de l’actrice et sur l’enquête concernant l’agression sexuelle dont il est accusé.
La réponse cinglante du réalisateur a généré une tension électrique au cours de la conférence de presse : «Je trouve votre question déplacée et imbécile, on est dans un festival de cinéma et on fête le cinéma. Vos questions malsaines sont dépassées à notre époque». On a également attaqué le réalisateur sur sa façon de filmer les acteurs, la pression qu’il exerce sur eux et son comportement sur les tournages.
«Mieux» : un témoin dans le journal «Le midi libre» assure que Kechiche «aurait exigé des scènes de sexe non simulées». Les accusations abondent et l’on crie au scandale. Pourtant, «Mektoub my love : intermezzo» n’est pas le film le plus long dans l’histoire du Festival de Cannes : «Le Che» de l’Américain Steven Soderbergh, projeté en 2008 en compétition officielle, a duré 4h28mn.
Et Cannes n’en est pas à son premier scandale suscité par les films. Qu’on se rappelle «La grande bouffe» de l’Italien Marco Ferreri, «Antichrist» du Danois Lars Von Trier, «Crash» du Canadien David Cronenberg, «Irréversible» de Gaspar Noé et nous en passons. Cannes a toujours eu «les films à scandale» et ses controverses, mais avec le temps qui passe, ses films chahutés et controversés deviennent des films-cultes ou importants et demeurent dans les annales du cinéma mondial en tant que références majeures.
Célébrer le corps, l’amour et le désir
Alors dépassons l’anecdotique et focalisons-nous sur le film de Kechiche tel qu’en lui-même. Dans «Mektoub my love : canto uno», adapté librement du roman «La blessure, la vraie» de François Bégaudeau, le réalisateur filme avec beaucoup de sensualité un groupe de jeunes lors de l’été 1994 à Sète. Et on retrouve ces mêmes jeunes au mois de septembre sur la plage de Sète dans le second volet : «Intermezzo».
C’est la scène avec laquelle s’ouvre le film dans une sorte de (ré) installation des principaux personnages du 1er volet, outre l’entrée d’un nouveau personnage Marie, (Marie Bernard), une belle jeune fille de 18 ans.
On voit la bande de jeunes, le corps brûlé par le soleil, se baigner, discuter, draguer et marivauder.
Cette scène qui dure une demi-heure est une sorte de prélude qui nous plonge, directement, dans la 2e partie du film dont l’action se déroule, durant 2h43, dans une discothèque. Dans ce huis clos bruyant et résonnant, les personnages boivent, dansent, s’effleurent, se touchent, flirtent, s’enlacent, s’embrassent,…
Les corps qui se déhanchent et se contorsionnent sont en perpétuel mouvement à l’image de leurs sentiments qui, malgré le huis clos, changent, bougent, évoluent et se transforment.
Au rythme de l’exaltation des corps, du marivaudage et du langage cru des personnages, sont célébrés l’amour et le désir relevés par le jeu de lumières de la discothèque et la musique électronique tonitruante qui domine tout.
Les scènes de danse et de transe se répètent jusqu’à l’épuisement, quasiment en temps réel, d’où la longueur de cette 2e partie, mais la caméra jamais vulgaire est loin de tout voyeurisme.
On peut s’interroger : pourquoi ces scènes répétitives ? Le cinéma de Kechiche tourne-t-il désormais à vide ? Assurément non. Tant le film fête la jeunesse en se focalisant sur les méandres amoureux des personnages. Et c’est à travers le regard d’Amin (Shaïn Boumedine), un beau garçon, séducteur et attirant, photographe, qui projette d’écrire des scénarios, et qu’on peut donc considérer comme le double fictif de Kechiche, que tout se décline et que se construit le cinéma de Kéchiche. Car, au plan de la forme, il y a ce travail énorme sur la lumière, les couleurs de veine picturale, les cadres et les raccords sont réglés comme du papier à musique. Et ce jeu d’acteurs si naturalistes et ces répliques qui coulent de source !
Maintenant, il est sûr qu’il manque au film de Kéchiche une certaine transcendance, tant les bribes de conversations des personnages sur leurs préférences et attirances sexuelles relèvent dans leur majorité de l’anecdotique, mais il n’empêche et malgré la longueur de la partie en boîte de nuit, à remonter. Kéchiche demeure un grand cinéaste qui surprend et étonne par la recherche esthétique qui marque chacun de ses films, depuis «La faute à Voltaire» jusqu’à «Mektoub my love : intermezzo», en passant par «L’esquive», «La graine et le mulet», «Vénus noire» et «La vie d’Adèle».
Et dans la conférence de presse du film, Kechiche était clair : «Je ne fais pas de films par rapport à la critique mais par rapport à l’époque».
Il est vrai que la cabale menée contre le réalisateur n’est pas innocente. Car elle a commencé depuis la polémique créée autour de «la vie d’Adèle» Palme d’or 2013 par les techniciens et les deux actrices du film, notamment Léa Seydoux, qui ont reproché au réalisateur «les conditions difficiles de tournage».
Depuis, le réalisateur, contesté et ciblé, a eu de gros problèmes financiers, endettés, il a dû vendre sa Palme d’or aux enchères pour boucler le budget de «Mektoub my love : canto uno». Il est vrai qu’il s’était engagé avec ses partenaires et coproducteurs de faire un film «Mektoub my love» mais à l’arrivée, il y en avait deux «canto 1 et canto 2». L’affaire est actuellement devant la justice.
Mais quand on a une âme d’artiste, n’est-on pas prêt à tout pour expérimenter, inventer et créer ?